Jour 10.957

 Je prends trente ans aujourd’hui. Un anniversaire que je craignais il y a quelques années encore. Vu le contexte, j’avais raison. Autour de moi en me réveillant pourtant, tout semble paisible. Bien plus paisible que lorsque j’étais à Paris, dans le froid et la pollution. Pour le froid, ici ce n’est pas vraiment mieux mais au moins, mes poumons sont en meilleure forme et je ne suis plus malade d’octobre à février. Comme Louis Lynel, je suis revenu voir ma Normandie, verte, diverse et surtout synonyme de famille. Anniversaire ou pas, je dois me rendre à la ferme, les chevaux ne vont pas se nourrir tout seul. Pascal vient de prendre sa retraite, il va falloir le remplacer mais pour l’instant, le plus important serait de me verser un salaire, avant de penser à partager le peu de richesses que l’on produit. Les chevaux, c’est bien, mais quand ils gagnent, c’est mieux. C’est que le début, papa a mis quarante ans à avoir un champion. Mais si je pouvais lui montrer de quoi je suis capable avant qu’il ne parte, ça n’aurait pas de prix. Lui n’a pas pu le faire, je sais qu’il s’en veut. Il n’a évidemment rien à se reprocher, mais il se dit qu’en ayant fait le bon croisement plus vite, papi aurait pu voir ça. À cette époque, pas d’épidémies. Pas de restrictions, de confinements chroniques. Pour moi, tout ça ne change pas grand-chose, je suis à l’air libre. Mais Dieu merci j’ai quitté Paris, à temps. Ces gens qui vivent dans des appartements sans pouvoir sortir, parfois pendant des semaines. Tous les trois/ quatre ans depuis le Covid, une nouvelle maladie. On a à peine fini avec la nouvelle qu’une suivante arrive, ça fait déjà la troisième épidémie en dix ans. D’ailleurs, je crois que ça va mieux, mais je ne m’y intéresse plus trop. Il se passe trop de belles choses à côté de moi pour suivre les informations anxiogènes. Je me rappelle quand je voulais être diplomate. En y repensant c’est un peu risible, et puis de toutes façons si on avait voulu changer les choses, il aurait fallu s’y prendre il y a beaucoup plus longtemps. Les coupables sont morts ou presque, et nous on subit. Alors moi, j’ai décidé d’être un maximum dans le déni. Aller à Auteuil ou au Pin de temps en temps, histoire de sortir quand même, mais sinon, comme en 40, c’est travail famille. Sans la patrie. Je ne veux pas être associé à un gouvernement de vieux séniles et racistes. Les médias les alimentent et c’est pour ça que je ne les regarde plus. Je vais encore voter pour les municipales, parce que ça me concerne, mais le reste… on nous a fait miroiter la grandeur d’une Europe laminée, dans laquelle plus personne ne se reconnaît. Delors et Mauroy se retournent sûrement dans leur tombe en voyant leurs piètres successeurs. On frôle l’affrontement direct depuis cinq ans entre les États-Unis et la Chine, une deuxième Guerre Froide en somme, et l’Europe n’est plus arbitre mais la scène d’un théâtre en flamme. Tout était si beau dans les années 2010, et maintenant…

Et pourtant, quelque chose en moi me dit de tout changer. Que c’est encore possible, que l’espoir ne mourra qu’avec nous tous. Que se lamenter, dans une zone de confort, en criant que rien ne va sans pour autant s’exprimer à travers les suffrages, il n’y a rien de plus lâche. Que si je n’agis pas, personne ne le fera pour moi, pour nous. Et si on n’est d’accord avec rien, alors on a qu’à partager nos idées. 

 

FAM